- Extrait -

J’aurais aimé avoir le sens de la répartie. Dire ce qu’il faut sans hésiter, trouver les mots sans bafouiller, au moment précis où j’en ai besoin. Clouer le bec à mon interlocuteur, lui fermer sa gueule, calmement, pertinemment, spirituellement.
Il y a des gens qui font ça très bien. Moi pas.
Je rougis, je m’énerve et je boude. Dix minutes plus tard, une heure ou même le lendemain, la réplique qui tue me vient soudain comme une évidence. Toujours trop tard, quand il ne me reste plus qu’à me traiter de gros abruti, de nul, de tache, de bouffon. Quand il ne me reste plus qu’à me rejouer la scène, à me rêver audacieux et fort, à réécrire les dialogues en me donnant le beau rôle. Quand il ne me reste plus que des regrets.

L’eau du bain est si chaude que c’en est presque insupportable. Délicieusement insupportable. Comme quand j’étais petit. Ça faisait un bail. J’ai pris l’habitude des douches, sous les tropiques. C’était mon luxe, là-bas, tellement j’avais trop chaud tout le temps. J’en prenais au moins cinq par jour, même si c’était pire après et que je me retrouvais en sueur à peine l’eau coupée.
Ici, en métropole je veux dire, quand j’étais gosse, je me faisais couler un bain chaque dimanche matin, dans lequel je restais jusqu’à temps que ma peau soit fripée comme celle d’une pomme oubliée au fond d’une cagette. Je m’y racontais des histoires, je transformais la mousse en icebergs, mes genoux en îles volcaniques, mon sexe en monstre du Loch Ness pointant son nez de temps en temps à la surface de l’eau. J’y faisais aussi des concours d’apnée, tête en arrière, nez pincé entre le pouce et l’index. Je me demandais toujours s’il était possible de mourir ainsi, de se noyer dans son bain juste par la volonté de garder la tête sous l’eau.
Comme à cette époque, ce matin, je suis presque complètement immergé, à l’exception de mes pieds que je suis obligé de poser contre les carreaux froids du mur car mes jambes sont maintenant beaucoup trop longues pour que je tienne en entier dans la baignoire. Ça n’a pas que des désavantages : quand l’eau commence à refroidir, je peux manier le robinet avec mes orteils pour faire couler du chaud.
De mon visage, il ne reste que le nez et les yeux à l’air libre. Ma respiration résonne à l’intérieur de moi telle celle d’un astronaute en sortie dans le vide sidéral. J’entends aussi mon cœur qui bat et je me dis que le monde devait se résumer à ça quand j’étais dans le ventre de ma mère : les bruits extérieurs à la fois lointains et précis et, plus proche, la percussion régulière d’un cœur. Trois fois rien. La vie.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris le temps de laisser mes idées partir ainsi à la dérive. C’est dingue la vitesse à laquelle fonctionne le cerveau, le nombre de pensées qui se superposent, d’images qui se télescopent, passées ou présentes. Aucun film n’est capable de retranscrire ça. Aucun livre. Là, à l’instant, en même temps que je formule cette idée, je vois mentalement des images de Mayotte, des sensations de mon enfance me chatouillent, les événements de ces dernières semaines défilent et la phrase que j’aurais dû répondre ce matin à mon père vient se percher sur le bout de ma langue comme à l’extrémité d’un plongeoir.
Car je sens que je vais bientôt me rejouer la scène du petit dej façon Hollywood, troquant mon vocabulaire anémique, ma voix flottante et ma peau grasse et boutonneuse contre l’assurance insolente d’un Will Smith. Trop tard, une fois de plus, je vais trouver les mots que j’aurais dû répliquer à mon père quand, à bout d’arguments, il m’a lancé :
- Mais alors, qu’est-ce que tu vas devenir, Hugo ? Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Dis-moi, je t’écoute ! Qu’est-ce que tu veux faire dans ta vie ?
Ça n’a l’air de rien, dis comme ça, mais il faut imaginer ces phrases prononcées de cette voix que seuls les parents sont capables de prendre, mélange d’inquiétude, d’exaspération, de défi, de mépris, de déception et d’amour. Un cocktail parfaitement indigeste. Ces mots et la tonalité avec laquelle ils ont été prononcés sont censés me montrer combien mon père est cool et à l’écoute, tout en me suggérant que je suis un ingrat mais qu’un jour, quand je serai grand, je comprendrais combien je suis dans l’erreur. Cette question qui n’appelle aucune réponse m’a laissé un sale arrière-goût de culpabilité, de doute, de colère et de frustration.
Qui pourrait répondre à ça ? Personne, à part Will Smith, parce qu’il a une armée de scénaristes qui lui écrivent ses répliques.
Le sens de la répartie, finalement, ça ne doit exister qu’au cinéma. C’est comme les héros qui sortent d’une bagarre ou du lit impeccablement coiffés. Ça n’existe pas dans la vraie vie.
Dans la vie, on est toujours déçu par soi-même. Comme moi dans mon bain, là, maintenant, sur le point de trouver deux heures trop tard quoi répondre à mon père, qui suis en train de me repasser le film de ces cinq dernières années.

 


Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Thierry Magnier
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