- Extrait -

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Une seconde nuit tombait, roulant ses volutes fuligineuses à la cime des arbres. Un calme anormal s’installait sur la forêt, sorte d’œil du cyclone seulement troublé par le bruit du vent dans les branches. Les cigales s’étaient tues une à une. Soudain, une chouette effraie s’échappa d’un bosquet de chênes kermès. Puis ce fut l’odeur, montant rapidement en intensité. Le feu n’était plus loin. Une grosse couleuvre fila entre ses pieds.

Tiffany Roche empoigna son Leica, un M2 équipé d’un Elmar 2/8 de 50 mm Westlar, tout ce qui lui restait de son père, tout ce qui lui restait de son enfance. Il ne la quittait jamais et était à l’origine de sa vocation de photographe. Son odeur, son poids, sa texture était un refuge pour Tiffany qui entretenait avec son appareil une intimité exacerbée. Elle avait pleuré sur lui, elle avait dormi contre lui, lui parlait parfois et caressait mécaniquement le grain de son boitier comme un enfant tourne inconsciemment une mèche de ses cheveux. Il était son œil, son talisman, une extension d’elle-même et lui avait, une fois, sauvé la vie en cognant à la place de sa tête contre un rocher alors qu’elle avait été éjectée d’une Jeep soufflée par l’explosion d’une mine lors d’un reportage en Irak.

Une nuée de cigales la frôla ; elle poussa un cri de surprise et par réflexe, protégea ses long cheveux roux. La bête approchait, qu’elle devinait avançant à la vitesse d’un homme qui marche, s’accrochant à tout ce qui croisait son passage, se jetant de branche en branche, se nourrissant de bosquets, se gonflant de buissons. Le souffle court, sentant l’excitation monter en elle, Tiffany fixa le Leica sur son trépied. Ses gestes étaient précis, rapides mais sans précipitation. Tout en se parlant à voix haute, s’invectivant, s’encourageant, elle tournait les vis, serrait les bagues ; elle fixa le flexible sur le déclencheur et sélectionna son temps de pause. Plus rien n’existait, ni Baptiste, ni la chaleur, ni la fumée, ni la forêt. Seulement l’objectif et le feu qui accourait, les flammes et la pellicule qui allait s’en saisir. Tiffany disparaissait derrière son Leica et son désir vibrant de voler au monde un instant caché.

Et soudain il fut là, partout à la fois, bondissant, dévorant un genévrier, grimpant le long d’un pin d’Alep, faisant craquer un micocoulier. Son souffle enflait, les flammes absorbaient l’oxygène si bien que l’on aurait pu se demander si le feu avançait où s’il tirait à lui la végétation tel un trou noir incandescent. Tiffany ne voyait plus, n’entendait plus, ne sentait plus. A la première flamme, elle avait déclenché sa prise et l’instant s’était suspendu. Ce fut le bruit familier de l’obturateur qui la réveilla. D’un coup, ses sens revinrent à la vie et les mouvements du monde la heurtèrent telle une détonation. L’enfer était là, à deux pas elle.


Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Albin Michel.
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