Mars... Brique pilée, rouille, reflets saumonés
ou sanguins, teinte si proche du petit disque rouge observable
depuis la Terre par le biais d'un télescope. Maghémite,
Fe2o3, oxyde de fer, qui donnait à la planète
sa couleur. Mais depuis cinq jours que le vaisseau Omega
était en orbite autour de Mars, les formules et la
science avaient laissé place à l'émerveillement.
Flottant devant le hublot de sa cabine, Martin Coleman buvait
du regard le spectacle hypnotisant d'un lever de soleil
derrière la planète rouge. De la vaste navette-station
Omega qui tournait dans l'espace en orbite autour de Mars,
cette dernière n'était plus ce rubis des nuits
terriennes, ce point rouge isolé au milieu d'un réseau
de lumignons argentés, mais bien une planète
tellurique prenant les trois quarts de la vue, gigantesque
et superbe. La Terre, en revanche, n'était plus qu'un
point bleu, aigue-marine perdue au fin fond de l'infini,
tellement petite et silencieuse, voire insignifiante, que
même les vingt scientifiques de très haut niveau
qui composaient l'équipage d'Omega ne pouvaient qu'en
être émus. Penser, après neuf mois de
voyage, que sur cette tête d'épingle si lointaine
vivaient, mouraient, s'aimaient, se combattaient les humains,
avait de quoi donner à réfléchir. Vertigineuse
leçon d'humilité sur laquelle Martin méditait
tout en contemplant les variations de couleurs qu'affichait
la fine atmosphère de Mars. Du rose à l'or,
subtilement, avec la grâce sans pareille de ce qui
est naturel.
Déjà, un voile éteignait les étoiles
les plus proches, l'atmosphère de la planète
ne semblait plus qu'une bruine et soudain, la lumière
emplit l'espace. Martin en fut profondément ému.
Une émotion brute, poignante. Le soleil était
là, déjà haut dans les étoiles
au-dessus de la courbe de Mars, de Phobos qui venait d'apparaître
et
d'Omega qui poursuivait sa ronde.
*
* *
Le
soleil venait de pénétrer la cabine de Peter
Langdon, le commandant de bord, ancien colonel de l'US Air
Force et seul militaire embarqué sur Omega. Son regard
fixe observait sans la voir la surface de Mars, son esprit
agité de pensées que la dureté de ses
yeux indiquait ombrageuses. Sanglé sur le seul siège
de la pièce exiguë, il ne bougeait pas d'un
cheveu, les coudes coincés entre les accoudoirs du
siège, les mains jointes sous le nez.
Après un moment encore de cet immobilisme, et quand
Deimos, plus haut au-dessus de l'atmosphère de Mars,
entra dans son champ de vision, Langdon cligna des yeux,
expira profondément et, de la main droite, appuya
sur l'un des boutons du panneau de commande mural de sa
cabine. Il se tourna vers l'écran de son lecteur
de disquette laser, et les images familières de la
sonde Viking 1 apparurent aussitôt. Le bras articulé
; le sol caillouteux de Mars, couleur rouille ; le rocher
en forme de tortue, sans doute d'origine météorique,
à quelque huit mètres devant ; l'atmosphère
orangée ; tout cela, Peter Langdon, comme tout le
monde, l'avait déjà vu. Mais quand le film
se poursuivit au-delà de ce que le grand public connaissait,
et dont seule une petite poignée de scientifiques
et politiques avait connaissance, il se redressa un peu,
tendit le cou et fronça ses épais sourcils.
A droite du bras de la sonde, un peu après les traces
de forage : une marque noire qui s'étire et disparaît,
revient, s'allonge. Une ombre.
Langdon commanda l'arrêt sur image, et comme il l'avait
déjà si souvent fait, scruta encore l'Ombre
de Mars, ce qui ressemblait à une tête, à
des épaules, à un bras.
Sur Terre, depuis 1976, dans le plus grand secret puisque
les dirigeants avaient décidé de garder pour
eux cette formidable découverte, on avait cherché
à comprendre, à imaginer quelle pouvait être
la source de cette ombre. Rien de précis n'avait
pu être trouvé, sinon que cette chose ? Cet
être mesurait plus de deux mètres, qu'il était
bizarrement proportionné, sans doute très
gros et maladroit, enfin plutôt brusque, d'après
le peu de mouvements que l'entité non identifiée
avait exécutés dans les dix-neuf films de
la sonde où elle apparaissait. Dix-neuf films, pas
un de plus, puisque Viking avait brutalement cessé
d'émettre du site de Chryse Planitia en novembre
1982. Quant aux films de Viking 2, qui s'était posée
loin de là, à Utopia Planitia, et qui avait
cessé d'émettre bien plus tôt, en 80,
ils n'avaient jamais rien montré de tel.
Peter Langdon relança le film, le dernier de la sonde,
celui dans lequel l'ombre était la plus nette, la
plus proche aussi, et qui s'achevait très vite ensuite
par la brusque interruption de l'image.
Il regarda sa montre. Eject. Le commandant défit
sa sangle et flotta dans la cabine. Il prit la disquette
laser et alla la remettre dans le coffre secret dissimulé
dans une des parois de sa cabine. Un instant, il pensa à
la sonde russe, Mars 6, la seule de sa génération,
en 73, à avoir atteint la planète rouge et
dont on avait mystérieusement perdu le contrôle.
Il n'était plus temps de s'interroger, de s'inquiéter.
En professionnel rodé, Langdon savait ce qu'il avait
à faire. Pour l'instant, il fallait veiller à
ce que la mission se déroule normalement. Plus tard,
il faudrait s'adapter, modifier le cours des choses en fonction
des éventuelles conséquences de ce que Langdon
savait de Mars ; de ce secret d'autant plus lourd pour le
commandant que dans quelques heures, la première
équipe d'exploration allait quitter le bord.
D'une pression sur son tableau de commande, il fit retentir
dans toutes les cabines la sonnerie qui annonçait
le briefing.