- Extrait -

Comme tous les matins, le réveil de Jean-Baptiste Morin sonna à 7 heures 15.

À 7 heures 18, le jeune homme appuya sur le bouton marche de sa cafetière électrique puis alluma la télévision sur la chaîne d’informations continues. Sans même un regard pour l’écran, il se rendit dans la salle de bain où, en treize minutes, il se doucha, se rasa et s’habilla.

Il était donc un peu plus de 7 heures 30 quand il glissa deux tartines de baguette dans son vieux grille-pain.

Jean-Baptiste était une personne ponctuelle, surtout depuis sept mois qu’il avait trouvé une place de vendeur dans le magasin de madame Boufflard, de l’autre côté de la ville. Après avoir obtenu son baccalauréat, il avait fait des études de commerce international et n’y connaissait rien en chaussures pour dames. Mais il apprenait vite, aimait le parfum et les jambes des clientes de la boutique et, après deux années de chômage, s’estimait chanceux d’avoir trouvé cet emploi. C’est pourquoi, chaque matin, il veillait à ne pas se mettre en retard pour prendre son bus qui, à onze minutes de marche de chez lui, partait à 8 heures 05 précises.

Il était 7 heures 36 quand Jean-Baptiste comprit d’où venait l’étrange odeur qui se répandait dans son deux-pièces. Il se précipita dans la cuisine et dit « merde » en voyant la fumée grise s’échapper du grille-pain. Un petit morceau du croûton de la baguette était tombé dans le fond de l’engin, sous la grille pourtant censée retenir les tartines. Déjà noir comme du charbon, il brûlait sur les résistances couleur de braise et dégageait une odeur de plus en plus forte. Jean-Baptiste débrancha aussitôt l’appareil, en ôta les deux tartines à moitié grillées en se brûlant les doigts puis, à l’aide d’un long couteau, essaya de récupérer le morceau carbonisé.

Ne parvenant à rien sinon à se mettre en colère, il finit par prendre le grille-pain entre ses mains, pour le retourner et le secouer avec rage. Des centaines de miettes de toutes tailles tombèrent sur le sol de la cuisine, mais pas le croûton qui, contre toute logique, était retenu par la grille l’ayant pourtant laissé passer quelques minutes plus tôt. Furieux et toujours affamé, Jean-Baptiste sortit l’aspirateur du placard de l’entrée pour faire disparaître les miettes du carrelage.

C’est alors qu’il entendit à la télévision le générique du flash info de 8 heures.

Sans doute prononça-t-il encore un gros mot. À moins qu’il n’en eût pas le temps.

Il enfila aussitôt sa veste et son blouson et se précipita dans la cage d’escalier de son immeuble, dont il dévala les quatre étages en un temps record.

Dehors, la pluie venait de cesser et il y avait du vent. Mais Jean-Baptiste ne porta aucune attention à ce temps automnal, trop occupé à se demander comment il allait pouvoir parcourir en moins de cinq minutes un trajet qui, chaque jour, lui en demandait onze.

Mais, à vingt-six ans, il était en pleine forme physique. Il faisait du sport tous les dimanches et, bien que le ventre vide, se mit à courir à grandes enjambées sur les trottoirs luisant de pluie.

Il était 8 heures 05 précises quand il déboucha rue Verte, en sueur et à bout de souffle. Pourtant, cet intense effort physique ne lui permit de voir que l’arrière du bus 813 qui s’éloignait déjà. Jean-Baptiste accéléra encore sa course et fit de grands signes de la main, dans l’espoir que Boubacar N’Diaye, le chauffeur qu’il connaissait bien, l’aperçoive dans son rétroviseur et freine pour l’attendre. Mais le talon de sa chaussure droite se posa à ce moment sur une feuille morte qui, détrempée par la pluie, glissait comme une savonnette. Il n’eut le temps de comprendre ce qui lui arrivait qu’après un vol plané que des témoins décriraient plus tard comme spectaculaire, et se retrouva par terre au milieu de la chaussée, une très vive douleur à la jambe lui faisant monter les larmes aux yeux.

Il était 8 h 06 et Jean-Baptiste Morin s’était cassé la jambe.


Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Sarbacane
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