Prologue
New
York City Serenade
Entre
la septième et la huitième avenue, dans un
carré délimité par la trentième
et la trente quatrième rue, on ne parle que de ça.
Des hommes et des femmes circulent anxieusement parmi la
foule qui se presse en cette chaude fin d'après-midi
d'été ; ils tiennent dans les mains des cartons
sur lesquels on peut lire : "1 billet SVP.", "cherche 2
billets ?", ou encore "votre prix est le mien". Une queue
interminable encombre le trottoir, jusque très loin
dans la trente troisième. Seuls les premiers seront
servis, les cent cinquante premiers, c'est à dire
rien en regard du nombre de demandeurs. Mais ceux-là
font la queue depuis deux jours et deux nuits. Ils se sont
installés le 29 juin un peu avant minuit, et nous
sommes le premier juillet vers 18h30, devant le Madison
Square Garden, New York City.
De
l'extérieur, cette salle mythique ressemble à
une énorme soucoupe volante posée par erreur
au milieu des buildings.
Ce soir,
ses grands panneaux lumineux indiquent :
BRUCE
SPRINGSTEEN
& THE E STREET BAND
TONIGHT - SOLD OUT
Sold
out, complet, comme les dix concerts dans cette salle
dont celui de ce 1er juillet est le dernier, célébrant
la fin de la tournée 1999/2000 du chanteur et de
son groupe. Les quelque deux cent mille places que représentent
ces dix concerts ont été mises en vente
le 4 mars dernier, à 9 heures du matin, heure de
la côte est. Par
Internet ou par téléphone, elles se sont
arrachées en quelques heures, et ceux qui n'ont
pas eu de chance ce jour là sont justement ceux
qui, sans grand espoir, cherchent encore un moyen de rentrer
à deux heures du début du concert. Mais
les places, il n'y en a plus. Outre les trois cents réservées
pour le box office, la caisse, plus rien ne circule. Deux
jours plus tôt, on en trouvait encore quelques-unes
au marché noir, pour près de cinq cents
dollars, trois mille cinq cents francs au cours du jour.
Ce soir, plus rien, même plus de vendeurs à
la sauvette, les "scalpers" comme on les appelle ici.
Les hôtels du quartier ont été pris
d'assaut par les fans. Le New Yorker est le QG des Français
qui ont fait le déplacement, le Pennsylvania celui
des Anglais, noyés au milieu des Italiens, Espagnols,
Suédois, Norvégiens, Belges, Hollandais,
Allemands ou Américains venus de tout le pays.
Il y aussi deux Australiennes célèbres dans
le milieu des afficionados de Springsteen, deux sœurs
qui à chaque tournée passent plusieurs mois
en Europe ou aux Etats-Unis, préférant perdre
leur emploi plutôt que de manquer les concerts de
leur idole.
Les
fans de Springsteen n'ont rien de groupies hystériques
; ils sont des amateurs éclairés, des spécialistes,
des fidèles de l'artiste, certains depuis plus de
25 ans, d'autres depuis peu, mais avec le même enthousiasme,
la même ferveur. Ils se connaissent pour s'être
tant de fois rencontrés dans les mêmes salles
de concerts, dans les mêmes stades. Certains sont
devenus des amis. Ils s'étaient tous retrouvés
le 9 avril 1999 à Barcelone, pour le coup d'envoi
de la tournée. Cent trente et un concerts plus tard,
ils sont ici, le 1er juillet 2000, pour le final. Plus de
2 500 000 spectateurs ont vu au moins un show de cette tournée.
Parmi eux, certains en ont vu cinq, d'autres vingt, quelques-uns
plus de cinquante.
Au
bar du Pennsylvania Hotel, une urne est prévue pour
les paris sur la setlist, cette liste des chansons du jour
que Bruce Springsteen rédige au dernier moment dans
sa loge, après le soundcheck, et qui est le souci
de ses fans. On glisse cinq dollars dans une enveloppe portant
son nom et dans laquelle on a écrit les deux chansons
que l'on prévoit ou dont on rêve pour débuter
et clore le concert. D'un jour à l'autre, un concert
de Springsteen, autour d'une structure propre à chaque
tournée, peut varier considérablement. Et
pour ce dernier show de la tournée, on se prend à
espérer les plus folles surprises, les chansons les
plus rares et les plus improbables.
L'heure
tourne et, cette fois, tous ceux qui ont pu s'acheter un
billet sont dans la salle. Le Madison Square Garden forme
un ovale impressionnant, une foule gigantesque qui s'étend
autour d'une scène qui en paraît étonnamment
petite. Il est 20h 30, et le groupe est en retard. A 20h40,
les lumières s'éteignent enfin. La foule gronde,
rugit, dans un vacarme assourdissant. Un spot éclaire
la sortie du tunnel prévu pour l'arrivée des
musiciens et Roy Bittan, le pianiste, arrive en premier,
comme de coutume. Il est suivi par Danny Federici, claviers
et accordéon. Chacun rejoint son coin de la scène
et Max Weinberg apparaît à son tour , "Mighty
Max", le batteur, qui déclenche un pic de densité
dans la clameur unanime de la foule. Garry Tallent, le bassiste,
est le suivant, puis vient Nils Lofgren, guitare, et Patti
Scialfa, choriste et guitariste à laquelle la foule
réserve un accueil particulièrement chaleureux.
L'arrivée de Steve Van Zandt est un nouveau climax.
Stevie, le complice de toujours, "Little Steven" pour sa
carrière solo ou Silvio Dante dans The Sopranos,
l'excellente série télé qui fait les
beaux jours d'HBO. Celui qui monte ensuite sur la scène
n'est autre que Clarence Clemons, l'imposant saxophoniste
noir qui a toujours été le favori du public.
Il serre ses poings sur sa poitrine en simulant une étreinte
avec 20 000 fans qui hurlent son surnom : "Big Man". Quelques
secondes encore, et Bruce Springsteen traverse la scène,
guitare au poing. C'est un orage d'applaudissements et de
cris. Il s'avance et salue la foule de la main, devant lui,
sur les côtés, derrière la scène.
Une marée humaine scande son prénom. Springsteen
profite quelques secondes de cet hommage puis enfile la
courroie de sa guitare. Il tourne le dos au public et en
silence, de la main, marque la mesure pour le groupe. One...
two... three... four...