- Extrait -

INTRODUCTION


     Le 9 mai 1974, le journaliste Jon Landau, critique au magazine Rolling Stone, découvre sur la scène du Harvard Square Theatre de Cambridge, dans le Massachusetts, un jeune artiste américain qui réveille en lui une émotion qu'il croyait disparue depuis la déchéance de ses propres idoles du rock'n'roll. La semaine suivante, il écrit dans le Real Paper de Boston une chronique encenseuse que résume bien cette formule prémonitoire : " J'ai vu le futur du rock'n'roll et son nom est Bruce Springsteen. "
     Trente ans plus tard, l'histoire et la carrière de cet artiste hors du commun n'ont toujours pas fini de se conjuguer au présent. Évitant avec adresse les pièges de la célébrité (drogue, alcool, grosse tête, isolement, répétition) et fidèle à une intégrité artistique sans faille, Bruce Springsteen s'est assuré une longévité au sommet peu commune dans le milieu de la musique pop. Aujourd'hui, Springsteen est bien plus qu'une star du box-office. Avec le temps et au fil de ses albums - vingt en comptant les live et les compilations -, il est devenu une véritable institution. Récompensé par de nombreux prix (un Oscar, 10 Grammy Awards dont 3 pour The Rising, le Polar Prize en Suède et le Grand Prix de l'Académie Charles Cros en France), honoré (il a été intronisé en 1998 au Rock'n'Roll Hall Of Fame, le panthéon du rock'n'roll), il représente pour certains une icône faisant l'objet d'une véritable vénération.
     Mais Bruce Springsteen, aussi populaire soit-il, n'est pas qu'un simple artiste de variétés. Il est à la fois un auteur, un compositeur, un arrangeur et un interprète. Il est un songwriter prolixe - avec près de trois cents chansons publiées à ce jour et presque autant qui attendent dans ses tiroirs - dont les textes sont écoutés, lus et traduits dans le monde entier, et sont même étudiés à la très sérieuse université d'Oxford en Angleterre. S'inscrivant dans la lignée de ses prédécesseurs et maîtres - Bob Dylan, Elvis Presley, Roy Orbison, Woody Guthrie ou John Fogerty, entre beaucoup d'autres -, il a su élever son mode d'expression au même rang que les autres arts majeurs contemporains que sont la littérature ou le cinéma, contribuant à la popularité croissante de la chanson et du rock'n'roll en leur donnant, à son tour, de prestigieuses lettres de noblesse. Il est un compositeur inspiré ayant sans cesse exploré de nouvelles voies et de nouveaux sons tout en restant fidèle à ses influences fondamentales : le rythm and blues, le gospel et la soul music. Chanteur, guitariste, pianiste et harmoniciste, il est une " bête de scène " qui remplit toujours les salles partout où il passe et transforme soir après soir chacun de ses concerts-marathon en une grand-messe où il communie passionnément avec son public.
     Parce que la musique pop est un média universel, son succès a rapidement dépassé les frontières de son New Jersey natal, et même des États-Unis. Et c'est aujourd'hui par millions que se comptent ses fans, fidèles depuis le jour où, pour la première fois, ils ont été atteints par le virus de la Springsteenmania : quelques-uns, très tôt, lorsque ses ventes d'albums ne se chiffraient encore qu'en milliers ; certains, plus nombreux, comme son manager Jon Landau, en ressortant le souffle court de leur premier concert du " boss ", accompagné ou non des piliers de son légendaire E Street Band ; une grande majorité, lors du phénoménal triomphe de Born In The U.S.A. ; d'autres, enfin, très récemment, lors de la parution de The Rising ou aux concerts donnés dans la foulée au Palais Omnisport de Paris-Bercy, puis au Stade de France.
     Par la vision qu'il a développée en observant le monde autour de lui, et qu'il a restituée dans ses disques avec réflexion, discernement et exigence, Bruce Springsteen est devenu une conscience au sein du rock'n'roll et dans son propre pays. Mais le prisme à travers lequel il perçoit la vie est avant tout celui d'un artiste, pas celui d'un sociologue, d'un psychologue ou d'un politique, encore moins d'un professeur ou d'un juge. D'une certaine façon, Bruce Springsteen est un alchimiste. Un alchimiste du rock'n'roll. Puisant au fin fond de lui-même pour inventer et construire sa légende personnelle, sans jamais rien oublier de ses origines, il a transformé en or les ingrédients très communs que la destinée lui avait accordés : une naissance dans un petit village peu reluisant du New Jersey, un père peu accompli sur les plans professionnel, culturel ou affectif, un niveau de vie très modeste, un échec scolaire doublé d'un fort rejet de la religion, une timidité maladive et un comportement rebel voire asocial. Face à cela, il n'eût pour instrument de sa réussite qu'une télévision, où il découvrit sa vocation en même temps qu'Elvis Presley, un poste de radio qui diffusait les chansons du hit-parade, et une guitare à 18 dollars achetée à l'adolescence chez un prêteur sur gages. Le résultat est toutefois bien celui d'une alchimie : au-delà des millions de dollars gagnés par le chanteur, ce dernier a développé une " parole d'or ", à laquelle de nombreux individus se réfèrent régulièrement pour affronter les vicissitudes et les challenges de leur existence.
     De ce côté de l'Atlantique, la ferveur envers Bruce Springsteen n'est pas en reste, même si la barrière de la langue et les différences culturelles tendent à diluer voire à travestir le sens et la portée des textes et des messages du chanteur. En 1985, les dizaines de milliers de spectateurs du Parc de la Courneuve et d'ailleurs, en Europe, au Japon et en Australie, s'époumonaient le poing tendu vers leur idole, clamant haut et fort qu'ils étaient eux aussi "nés aux U.S.A." L'immense popularité de Born In The U.S.A. donnait ainsi naissance, jusque dans le propre pays du chanteur, à un malentendu qui résiste au temps, faisant passer à tort cette chanson pour un hymne patriotique et donnant de Bruce Springsteen l'image d'un Rambo symbolisant avec fierté, voire arrogance, la toute-puissance des États-Unis de l'ère Reagan. Comme s'il n'était qu'un rocker américain baraqué, naïf et inculte, on singe aujourd'hui encore sa façon de hurler " Baaaawwn in the Youhesssai " pour fustiger chez lui l'absence de toute réflexion ou vision, l'inexistence de toute sensibilité artistique ou humaine.
     Cette profonde incompréhension aura servi de leçon au chanteur, qui se méfiera désormais des risques de la surexposition provoquée par le vedettariat, et ne cherchera plus à retrouver coûte que coûte une aussi large audience. Il aura beau consacrer les quinze dernières années - et 12 albums - à tenter de rectifier ce cliché aussi infidèle que réducteur, la diminution progressive et maîtrisée de son auditoire ne lui permettra jamais de récupérer complètement son image auprès du grand public. Pour compenser, il lèvera peu à peu le voile sur son mode de travail, faisant découvrir dans sa vidéo Blood Brothers, puis dans son livre Songs, les arcanes de son processus créatif. Montrer et expliquer le travail et la vision qui sous-tendent les disques de Bruce Springsteen, tel est également l'objectif de ce livre, qui vous invite à découvrir, à travers sa vie, son œuvre et sa carrière, le parcours exceptionnel d'un artiste qui a traversé son époque en lui prêtant sa voix et en lui imprimant sa marque. Parce que, comme le dit Chuck Plotkin, l'ingénieur du son de Springsteen depuis plus de vingt ans : " Au bout du compte, ce pour quoi on vient à un artiste est sa perception des choses, sa vision, sa compréhension, sa perspective sur ce que cela signifie d'être une créature humaine, sur ce qui est important, ce qui est beau, ce qui est étrange, ce qui est douloureux, ce qui est bizarre, ce qui est extatique, ce qui, simplement, est réel. Ce qui est réel, ce qui compte. Et il n'y a personne qui ait la perception des choses de Bruce à part Bruce lui-même. On ne trouve ça chez personne d'autre. Et le groupe partage cela avec lui. [Bruce et ses musiciens] partagent cette compréhension d'un monde dont on n'a un aperçu qu'à travers leur travail. " (Blood Brothers, 1995)


Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions du Castor Astral
© Le Castor Astral - toute reproduction interdite

 Retour au livre  Remonter en haut de la page Haut de la page   Retour à l'accueil Retour à l'accueil